Cela fait six mois que je travaille dans une Médiathèque, six mois que je créé des animations à la fois dans l’établissement et à la fois sur la page Facebook que je fais vivre au mieux. « Promouvoir la lecture auprès du public », c’est une mission qui me va comme un gant. Elle assouvit mon besoin de faire et vivre des choses différentes au fil du temps, tout en me replaçant dans un cadre défini, calmant ma tendance à me disperser. Et comme elle me met aussi en relation avec les gens, au sens large du terme quel que soit leur âge, elle me permet de continuer à voir les effets que le handicap peut avoir sur eux. Et aujourd’hui, je vais vous parler des enfants, de leurs réactions, et de ce que ces dernières révèlent sur l’état de la société actuelle quant au dit sujet du handicap.
La question du premier regard
Un jour donc, aussi banal qu’unique, je reçois une classe d’élèves de CP pour leur parler du prix des Incorruptibles. C’est un concours national au cours duquel ils devront lire une sélection de livres pour ensuite voter pour leur préféré. Alors qu’ils posent leurs manteaux et écharpes sur les tables prévues à cet effet, j’entends l’un des enfants demander :
« C’est où qu’elle a mal ? »
Si la forme m’a un peu irrité l’oreille, le fond lui, m’a fait cogiter un instant. Pourquoi associe-t-il le fauteuil à une douleur quelconque ? Mais le timing étant serré, l’animation bien ficelée, je n’ai pas pris le temps de lui répondre, prise dans l’élan de ce que j’avais alors à faire. Une demi-heure s’écoule avec simplicité et bonne humeur : je leur présente les livres qu’ils auront à lire, et fais en sorte de leur donner envie de les découvrir. Ils oublient vite que mon fauteuil dépareille de la chaise sur laquelle est assise leur maîtresse et ils rient de mes pitreries, s’étonnent de mes lectures, jouent à mes devinettes. La demi-heure qui suit, je les laisse en temps libre dans l’espace jeunesse et les observe avec amusement essayer de déchiffrer les titres, deviner les fins de mots qu’ils ont encore un peu de mal à lire, et s’émerveiller de belles illustrations. J’ai oublié la question innocente entendue plus tôt, jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce qu’elle revienne
Comme la bonne vieille grippe d’une année sur l’autre, l’interrogation innocente a été de nouveau posée d’une heure à l’autre. « C’est où qu’elle a mal ? » BON. Déjà, est-ce que je lui explique que cette formulation n’est que peu française alors même que son institutrice est présente ? Non, ça n’est pas mon rôle. Mon rôle est de me moquer tendrement des maladresses verbales de ces gamins. EN REVANCHE, j’ai moi-même fait de mon handicap un outil de sensibilisation, et je ne peux ignorer plus longtemps cet étrange raccourci qui voudrait associer le fauteuil à la douleur. Mais pour réagir correctement, encore faut-il comprendre. Ces enfants ont passé une heure avec moi, une heure pendant laquelle je leur ai raconté tout un tas de choses, pendant laquelle je les ai fait se marrer en faisant des grimaces et des blagues, mimant les personnages de leurs livres ici et là. Alors à quel moment exactement aurais-je pu véhiculer la moindre souffrance ?
La douleur, quoi et pourquoi ?
Pour un enfant, avoir mal n’est pas agréable, avoir mal amène à la gêne voire aux larmes. Le contraire du visage que je leur ai montré. Ce qui veut dire que l’appréhension du fauteuil en tant qu’objet va au-delà de ce qu’ils voient. C’est fort. Fort… et inquiétant ! Est-ce parce qu’ils ne savent pas ce que c’est, que c’est différent, pour qu’ils l’associent à quelque chose « qui fait mal » ? Est-ce de la faute de tous ces parents que j’entends dans la rue répondre « oui, elle a mal, tais-toi » lorsque les plus jeunes demandent tout haut si « la dame elle a mal » ? Pourtant, tout ce qu’ils n’ont jamais rencontré n’est pour autant pas synonyme de douleur n’est-ce pas ? La première fois qu’ils prennent le train, la première fois qu’ils voient un cheval en vrai, la première fois qu’ils mangent un plat, la première fois qu’ils vont dans un endroit qu’ils ne connaissaient jusqu’alors pas… Chacune de ces découvertes n’est pas assimilée au premier abord à un mal particulier, alors pourquoi est-ce le cas du fauteuil ? D’où est-ce que cette idée leur vient exactement ? Parce qu’en ce qui me concerne, je n’ai pas de douleurs. Certains handi en ont oui, c’est vrai. Mais ça n’est pas systématique, ce qui signifie que ça n’est pas une caractéristique d’une personne en situation de handicap, mais bien une éventualité seulement.
Au final…
Ces réflexions et les conclusions qui se proposent ne me donnent pas de véritable explication. La société ? L’éducation ? Les tabous ? L’Histoire ? Tout ce que je sais, tout ce dont je suis certaine, c’est que la sensibilisation au handicap a encore de longs jours devant elle…